13 décembre 2010

L'aloi des séries, épisode 7

Boardwalk Empire.

C'est la nouvelle série à sensation de la chaîne étasunienne HBO, qui vient d'achever de diffuser la première saison. Coproduite notamment par Martin Scorsese, elle s'intéresse avec brio à une époque assez peu traitée à la télévision, les années 20 et le début de la Prohibition aux Etats-Unis. Inspiré d'une figure historique réelle, le personnage central est un politicien à moitié mafieux qui est le véritable maître d'Atlantic City, ville balnéaire du sud du New Jersey qui a bâti sa fortune sur le jeu et autres plaisirs plus ou moins licites, et dont le front de mer se distingue notamment par sa longue promenade de planches (boardwalk en anglais).

L'époque a beau être peu traitée, Boardwalk Empire nous fait sentir combien elle est en fait une période charnière, dans l'immédiat après-guerre, qui voit l'émergence de la société de consommation, qui accompagne la prise de pouvoir du capitalisme industriel, provoquant des changements sociétaux considérables, parmi lesquels l'émancipation féminine. Avec un luxe de détails historiques, tant scénaristiques que visuels, la série fait heureusement écho à notre époque, la guerre contre l'alcool menée pour des raisons morales se révélant aussi illusoire et vaine que la guerre actuelle menée contre la drogue. On y voit même détaillé par le menu comment la Prohibition fut en fait un coup de fouet inespéré pour les activités commerciales de la pègre, gangrenant au passage toutes les institutions démocratiques.

Scorsese s'est fait un petit plaisir en réalisant lui-même le premier épisode, se déchaînant en travellings grandiloquents, et autres angles de prise de vue invraisemblables, oubliant que la télé réclame moins d'emphase. Heureusement, les autres épisodes ont été confiés aux mains plus expertes de vieux routiers des séries dont les noms ne diront rien à personne, comme Tim Van Patten, mais qui savent plus humblement quoique sans moins de talent se mettre au service du récit.

Enfin, entre autres qualités, Boardwalk Empire vaut pour pour une interprétation remarquable jusqu'au dernier petit rôle, écrit, casté et dirigé avec soin. Mais, à tout seigneur tout honneur, il faut distinguer à la tête de la distribution Steve Buscemi, qui démontre, si besoin était encore, l'étendue de ses capacités d'acteur, et à qui le cinéma n'a pas encore donné de rôle de même envergure.

Previously dans L'aloi des séries.
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9 décembre 2010

Zinzins au Congo

Intéressons-nous au premier Salon des auteurs africains de BD, organisé le week-end dernier à l'instigation de l'éditeur parisien L'Harmattan, qui se tenait à la mairie du cinquième arrondissement de Paris, sous le haut patronage de son invraisemblable maire Jean Tibéri, mais passons.

Car j'y suis allé essentiellement alléché par l'affiche d'un débat sur le thème "colonisation et décolonisation dans la bande dessinée", qui s'est réduit assez rapidement à un débat pour ou contre Tintin au Congo, vu qu'il réunissait les vedettes de la plainte déposée en Belgique en vue de l'interdiction de l'album d'Hergé, à savoir le plaignant, un certain Bienvenu Mbutu Mondondo, et son soutien (financier ?) le Français Patrick Lozès en sa qualité de président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires), faisant face à deux dessinateurs, le Belge Jean-Philippe Stassen, et le Gabonais Pahé. Au milieu, une écrivaine colombienne enragée qui a monopolisé le micro en vociférant contre les crimes des Européens sans donner l'impression de s'intéresser le moins du monde de près ou de loin à la moindre bande dessinée.


Je résume : Hergé est responsable des guerres civiles et des crimes contre l'humanité au Congo, c'est à cause de lui qu'on refuse de louer des appartements aux Noirs, à cause de lui encore qu'on entend des cris de singe dans les stades où jouent des footballleurs noirs, et par dessus le marché, il a contraint Patrick Lozès à devoir expliquer à son fils que Tintin au Congo ne décrivait pas une réalité ni actuelle ni passée. Ce qui est tout de même terrible.

Peu de mystères auront été éclaircis autour des motivations et de la personnalité de Bienvenu Mbutu Mondondo, que Pahé décrit ironiquement comme un Congolais belge, jeune étudiant d'une quarantaine d'années, et qui ne nous a notamment pas dit ce qu'il ferait, une fois l'interdiction obtenue, des exemplaires de Tintin au Congo qu'il doit posséder en grand nombre, vu qu'on ne le voit plus jamais sans. Guère de lumière aura été portée sur le sens du soutien du CRAN de Lozès à une action visant à interdire Tintin au Congo en Belgique quand lui-même en tient pour la simple insertion d'un avertissement en préambule de l'ouvrage.

Stassen a essayé de défendre une position extrême, à savoir l'opposition de principe à toute censure. C'est aussi la nôtre, où Mein Kampf en bande dessinée serait distribuée aux enfants des écoles pour leur édification.

On se demande encore pourquoi ces nouveaux ayatollahs s'en prennent exclusivement à Tintin au Congo, alors que l'album L'étoile mystérieuse dégage de forts relents d'antisémitisme, que des épisodes de Jo, Zette et Jocko montrent des petits nègres cannibales plus ridicules que ceux de Tintin au Congo, et qu'ailleurs dans la BD, dans Buck Danny, dans Astérix, Lucky Luke, merci de compléter ma liste, les stéréotypes raciaux voire racistes coulent des jours heureux. Mais à vrai dire, là où je suis horriblement vexé, c'est que personne ne songe à interdire Le temps béni des colonies.

5 décembre 2010

Prenons la fuite

Wiki : terme hawaïen signifiant rapide. Leak : mot anglais pour fuite, comme en plomberie. Mais vu que wiki a pris le sens de "site ouvert aux contributions des internautes", il faudrait donc accorder au terme Wikileaks le sens de "fuites contributives".

Dans le dernier cas d'espèce qui vaut à l'organisation Wikileaks un regain de gloire mondial, un seul contributeur aurait été identifié, Bradley Manning, un pauvre gamin de 23 ans servant sous la bannière étiolée (ce n'est pas une faute de frappe) en qualité de spécialiste du renseignement (de ce côté là c'est assez réussi) qui en pianotant au petit bonheur la chance sur son ordinateur, aurait mis la main sur 250 000 (à la louche) télégrammes diplomatiques du département d'Etat étasunien, les aurait téléchargés aussi sec sur sa clé USB, et les aurait transmis à Wikileaks pour être rendus publics urbi et orbi. Mais bien sûr.

De deux choses l'une. Ou bien on se fiche de nous maintenant, et ces informations ne fuitent pas très innocemment, qui qu'elles servent. Ou alors on se fiche de nous le reste du temps en nous faisant croire que les Etats-Unis sont une hyper puissance technologique naviguant à des années-lumière devant le reste de la techno-planète, quand le premier geek venu peut mettre à plat toutes ses cyber-défenses en trois clics, auquel cas je serais Al-Qaida, j'embaucherais séance tenante une armada de Bradleys Mannings. A moins qu'on ne se fiche de nous en général, ce qui ne peut pas être totalement exclu.

Un sérieux problème de robinet à résoudre.

Evidemment vexés, pour le moins, non tant par les révélations d'un intérêt très relatif contenues dans ces câbles (Qui vous savez est petit et énervé, Berlusconi aime les putes, Merkel s'endort chaque soir à 16h30, etc...), que par le fait de s'être fait prendre par plus petit que soi, les gouvernements quasi unanimes, à commencer par ceux des supposées démocraties, dont le nôtre, à l'unisson avec ceux des pays les plus progressistes comme la Russie ou la Chine, ont sonné l'hallali contre Wikileaks.

A vrai dire, la réaction ulcérée des chancelleries mondiales paraît mystérieusement disproportionnée rapportée à la valeur assez anecdotique, quoiqu'historiquement intéressante, des télégrammes révélés. On voit par là que Wikileaks a dû toucher un nerf, bien plus douloureusement que lors des précédentes campagnes de publications de documents militaires US consacrées notamment à l'Irak ou à l'Afghanistan. C'est un système mondial, vieux comme le monde, de relations diplomatiques, contenant sa juste part d'hypocrisie, qui se trouve mis à nu et ridiculisé, tout comme est rendue ridicule l'incapacité du département d'Etat à protéger ses petits secrets.

Et la contre-attaque est fulgurante, et tous azimuts. Tout d'abord contre Wikileaks et son porte-parole, l'énigmatique Australien Julian Assange. Le premier étant l'objet de tracasseries multiples visant à le rayer de la carte du net, le second étant traîné dans la boue avec de fort suspectes accusations de viol en Suède. Bon, à la rigueur, c'est au moins dans la logique des choses. Notons au passage comment en France même un illustre ministre de l'Industrie se prend pour Anastasie en réclamant la censure technique du site. Je suis bien naïf, me rétorquera-t-on, mais les bras m'en sont tombés. Voilà pour qui croyait vivre dans un Etat de droit, si ces mots ont encore un sens.

La seconde phase, qu'on commence à sentir poindre, est, à travers de Wikileaks, une mise en accusation d'Internet tout entier en tant que tel, et un appel à sa mise sous tutelle étatique (voir notamment l'effarant projet du Sénat étasunien COICA, qui fait écho à notre Hadopi que le monde entier nous envie). Au nom bien sûr de la protection des citoyens. Dont, que je sache, Wikileaks a occis moins que les services diplomatiques acharnés à sa perte. Irresponsables, dangereux, totalitaires, sont les savoureux qualificatifs qu'on entend revenir en boucle dans la bouche des gens respectables aux affaires ou aspirant à y revenir, comme si les services secrets, bras armés des nations, n'étaient que Bisounours responsables, inoffensifs, et adeptes de l'autogestion coopérative décentralisée. Un peu comme le 11 septembre avait permis de justifier l'invasion de l'Irak, l'affaire Wikileaks permettrait de museler Internet, bien qu'il n'y ait guère plus de lien entre le cablegate et Internet qu'il n'y en avait entre l'Irak et le 11 septembre.

Car Wikileaks serait le pur produit d'Internet, ce qui est factuellement parfaitement faux. Wikileaks a procédé ni plus ni moins à un travail journalistique basique : la vérification, l'analyse, et la publication de documents intéressant l'opinion publique. Comme le fait tout journaliste d'investigation en presse écrite en publiant par exemple les déclarations de revenus de personnalités ou des PV d'auditions dans des procédures judiciaires traitant d'affaires politiques. Personne alors ne demande la mise sous tutelle ou la saisie des imprimeries et des stocks de papier. Personne alors n'accuse les journalistes de viol ou de pédophilie. Quoique. Le seul tort de Wikileaks serait donc de vivre avec son temps et de changer d'échelle grâce à la technologie en mettant à la disposition d'un public mondial des sommes de documents jamais vues.

On en vient à soupçonner que finalement le plus insupportable pour nos chers dirigeants et grands leaders, si unanimement indignés, c'est de se retrouver, arroseurs arrosés, soudain nus dans le feu des projecteurs, quand ils n'aspirent qu'à l'ombre. A tous les citoyens dans l'œil des caméras de surveillance omniprésentes, soumis à des contrôles d'identité, à des palpations de sécurité, suspects permanents, ne répètent-ils pas qu'il n'ont rien à craindre s'ils n'ont rien à se reprocher ? Voilà la formule retournée contre ses auteurs.

Wikileaks, dont le fonctionnement peut parfois paraître énigmatique, doit être remercié quand ce ne serait que pour ça.